Le deuxième sexe

Article : Le deuxième sexe
Crédit: EZEKIXL AKINNEWU via Pexels.com
28 février 2024

Le deuxième sexe

18 mars 2021. Assise sur le perron de la maison familiale d’une amie d’enfance, je contemple émue et mélancolique, les feuilles qui tournoient au rythme d’un vent fort et autoritaire. Je sens le souffle brutal de ce dernier, éreinter mes membres supérieurs et inférieurs à découvert sous ma robe fleurie. La peau de mes bras et de mes jambes se crispe et se raidit aux endroits précis de leurs meurtrissures, à mesure que cette brise sèche d’Harmattan titille mes cicatrices à peine obturées.

J’observe la marque la plus visible de toutes, celle apposée méchamment à l’aide d’un fer à repasser sur mon avant-bras gauche : une plaie encore béante et douloureuse autant que mon traumatisme lié à son origine. Je la regarde avec cette vision amère de l’instant cruel où je subis la violence la plus crasse et misogyne. Asservissement illégitime de ma condition de jeune fille encore adolescente, mariée à un vieux mâle dominant aux instincts cyniques et péremptoires.

Je frémis toujours en repensant au destin tragique que l’on m’avait imposé. Je tremble d’effroi en revisitant en mémoire et contre mon gré, chaque jour passé dans cet enfer qui m’avait dénuée de ma part d’humanité sans qu’aucun ressort bienveillant ne puisse m’accorder un répit, un espoir de bonheur tapis dans ce calvaire que mon bourreau alimentait sans trêve, ni relâche. Jusqu’à cette nuit fatale et décisive où je décidai de fuir et de tout faire valser. Après une énième dispute insignifiante qui tourna au mélodrame encore et toujours par ma faute, je sus que ma vie serait en danger si je continuais à tolérer les atrocités qui me remplissaient et débordaient la coupe.

Je n’ai que 21 ans mais ai déjà été accablée par la vie comme une réfugiée en exil de guerre au Proche-Orient. Je suis là, chez cette amie retrouvée à Yaoundé où j’ai débarqué il y’a un mois dans un état affolé, et recouverte sur tout le corps de bleus les plus affreux et indignes. Je suis là, assise au-dehors comme chaque matinée pour libérer mon esprit de ces pensées qui me font haleter à la suite de chaque nuit entière emplie de cauchemars.
Je suis là, abattue et convalescente mais résolue à lutter pour reprendre goût à mon existence.

Il y a ce livre que j’ai perdu dans ma débâcle précipitée loin de mon époux. Ce livre de Simone de Beauvoir qui a eu un impact florissant sur le déclic salutaire qui m’a permis de reconquérir ma lucidité et ma dignité au monde de femme respectable.
Lire « Le deuxième sexe » de Simone de Beauvoir durant ces quatre dernières années de mariage, m’avait permis de ne pas sombrer aveuglément dans les méandres adulés d’une vie oppressante de femme au foyer docile.

J’avais reçu le précieux livre de ma professeure de littérature en classe de Première, au premier trimestre. Elle me l’avait passé gentiment en observant mes talents de réflexion sur divers sujets sociétaux et mon intérêt vif et appliqué pour les lettres. Cet essai de Beauvoir n’était nullement au programme mais la professeure en parlait souvent comme dans un but d’éveiller les consciences des filles de la classe endormies par les traditions patriarcales de notre région du Septentrion.
J’avais accepté le livre avec toute l’admiration que je portais déjà à cette philosophe française que j’avais découverte au préalable en furetant les livres de notre maigre bibliothèque scolaire.

La même année, celle de mes 17 ans, il m’arriva une autre chose exceptionnelle, mais cette fois-ci dans une veine antipathique et condamnable. Ce fut toujours à l’orée de mes 17 ans, en fin d’année de ma classe de Première, juste après avoir été admise à l’examen du Probatoire au mois d’août : on m’annonça que je prendrai noce. Signifiant ainsi que ce serait ma dernière année scolaire.

Au début, je n’avais pas compris ce choix immonde de mon père alors que j’étais une brillante élève qui faisait sa fierté dans toute notre commune de Tokombéré. Puis, quand on me présenta à mon futur époux, je fus sidérée de constater que c’était ce vieil ami intime de mon père, celui que j’avais toujours détesté et critiqué en mon for intérieur pour ses manières désobligeantes et hautaines.
Mais il était assurément riche, compte tenu des nombreux commerces qu’il détenait dans divers secteurs de la région. J’avais alors appréhendé l’intérêt vénal de me lier à celui qui apporterait un statut plus noble et convoité à mes parents, paysans pauvres et éleveurs d’un maigre bétail.

Monsieur Ahmed, comme il s’appelait, je l’avais rencontré la première fois quand j’avais 13 ans. Et depuis, il était toujours fourré au côté de mon père qu’il accompagnait les vendredis à la mosquée, ou qu’il couvrait de présents lors des fêtes de la Tabaski ou du Ramadan. Il semblait montrer de l’attention pour moi du fait des questions qu’il posait toujours au fur et à mesure que je grandissais. Quand il venait à la maison pour une visite, il posait toujours des regards insistants sur moi et un jour je l’entendis faire une remarque salace à mon endroit, suggérant à mon père que j’avais une poitrine attrayante et des hanches généreuses qui lui plaisaient. J’avais 15 ans. Et ces allusions sur ma féminité m’avaient rendues furieuse autant que la désinvolture de mon père à laisser ce personnage dévoiler ses fantasmes de pédophile sur sa fille, m’avait indignée.

C’est également lui, monsieur Ahmed, qui tenait des propos jaloux qui dénigraient mon éducation qu’il trouvait superflu, et ce à chaque fois que mon père essayait de lui vanter mes qualités d’écolière modèle.
Malgré toute la rancune et le dégoût que j’avais eu contre cette union forcée à cet homme déconnecté d’un monde décent, j’avais essayé de résister autant que possible pour avoir l’opportunité de poursuivre mes études.

J’avais hésité, douté, puis me suis interrogée sur cette suite logique des choses qu’on veut forcer pour leur convenance au détriment de mon ressenti. J’avais plaidé pour un mariage différé à plusieurs années sans succès. On m’avait dit que ce serait formidable une fois le cap franchi, que je serai la dernière épouse, la plus jeune des trois et donc forcément la plus choyée.
On m’avait conté le bonheur d’être mariée à un homme respecté qui avait jeté son précieux dévolu sur moi. Sans que personne ne s’offusque que ce soit un robuste quinquagénaire répugnant qui avait des enfants du même âge que moi. On avait ignoré cet écart d’âge rédhibitoire et on m’avait vanté le prestige d’une vie de couple luxueuse et épanouie qui m’attendait.

On m’avait ensuite intimidé en brandissant l’excuse de la gratitude, relatant le sacrifice que je pourrais effectuer de bonne grâce pour sortir ma famille de la misère. Eux qui avaient déjà tant fait pour moi, une fille à qui on avait permis d’étudier jusqu’à ce niveau qui leur semblait suffisant.
À mon échelle, j’étais aussi désespérée que piégée. Comment dire non, face à sa famille qui a pris soin de vous depuis votre naissance et qui vous demande un retour de change ? Mon adolescence allait partir en vrille et j’étais totalement impuissante, démunie et je cédai à leur souhait unanime.

Après le mariage célébré dans les coutumes islamiques des deux familles, je pris place chez mon époux où, dès le premier soir, il abusa de moi dans une étreinte aussi violente qu’abjecte. Les autres épouses n’eurent aucune pitié pour moi, sachant pertinemment qui était le maître de maison à qui elles obéissaient comme des brebis.
Très vite, je subis tous les reproches et les brimades de celui qui me rabaissait pour un rien en témoignant sa frustration de me voir lui répondre et si insoumise.
N’ayant aucun soutien de ma famille qui m’intimait de supporter les aléas du mariage, je me mis à lire pour essayer de maintenir cette part de moi lucide qui ne voulait pas flancher ni accepter mon sort.

J’explorais les dires de Simone de Beauvoir avec surprise et émerveillement. Une femme qui avait eu la clairvoyance de débusquer dès son jeune âge, l’énorme séparation instituée entre les genres. J’étais tombée sur des interviews de cette remarquable avant-gardiste chez qui on percevait cette fascination à décrier sa société.
À 15 ans, elle sut fermement qu’elle voulait être écrivain. Il n’y avait pas d’autres espaces possibles pour elle afin de laisser libre court à ses opinions. Être écrivaine et s’extraire d’une vie commune avait été son dessein, sa résolution, sa passion, sa certitude, son évidence.
Elle eut son destin en main en choisissant d’être une femme libre à juste titre, même si cette liberté était celle qui choque et déstabilise la gente masculine. Pour une dame de son époque, elle prit un engagement impertinent et elle avait tenu bon.

Il fallait pour elle casser les formes d’arrogances masculines qui prêtent aux femmes des tâches ménagères et travaux domestiques comme preuve de leur unique valeur. Elle rendait coupable la société d’entretenir des normes fallacieuses auxquelles la femme adhère sans questionnements existentiels.

C’est grâce à cette ténacité empruntée au livre « Le deuxième sexe » de Simone de Beauvoir, que je pus avoir le courage d’échafauder un plan avec l’aide d’une amie qui résidait à Yaoundé pour m’extirper de mon cocon oppressant. Celle-ci m’avait accueillie au sein de sa famille où ses parents m’avaient écoutée et consolée sans jugement.
Ils avaient promis de m’aider à me rétablir puis à engager des démarches pour que je puisse à nouveau être scolarisée. J’espère avoir mon baccalauréat un jour, et militer activement contre les abus des mineures dans ma région.

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