Le temps d’un verre

Article : Le temps d’un verre
Crédit: Ольга Солодилова Via Pexels
23 avril 2024

Le temps d’un verre

Dès le départ, j’ai eu l’impression qu’elle avait une crainte qu’on lui découvre quelque chose de scandaleux. À l’opposé des membres de la boîte tous taquins, festifs et dégourdis; elle n’était qu’une forteresse barricadée qui érigeait un mur infranchissable.
De ce fait, elle n’avait jamais accepté de quiconque une invitation à se distraire après le boulot. Dans ses yeux rivés interminablement sur son ordinateur de travail, se lisait tout le mystère irrésistible d’une jeune femme impassible et sereine. Ou alors était-ce autre chose ? De moins paisible et de plus alarmant.

De son regard absent et noyé dans le vide, à son éternel faciès sérieux où ne se modulait aucune expression, on se trouvait incapable de déceler la véritable trame centrale de ses émotions. Elle ne faisait jamais rien qui puisse trahir son essence ou livrer ce qu’elle vivait d’intrigues intérieures, et peut-être de combat lourd et douloureux. Son air renfrogné et quelque fois maussade, poussait à s’interroger sur les croisades qu’elle pourrait à contrecœur mener pour son salut.

J’ai perçu d’elle cet aura froid et distant dès son arrivée dans l’entreprise. Elle n’avait lancé ce premier jour-là, qu’une vague salutation à notre assemblée de travailleurs installés en salle de conférence. Debout, face à nous et en compagnie du manager qui l’introduisit, sa stature rigide qu’elle tenta de dissimuler derrière un classeur vissé sur sa poitrine, n’avait fait qu’accentuer son air guindé.
Très vite, les autres l’accueillirent avec des paroles réconfortantes mais faussement chaleureuses, et qui préparaient le véritable enjeu futur de leur ministère de faquins.

Des injonctions à se décrisper et à ne guère prendre peur d’eux l’accablèrent ensuite tandis qu’elle n’y fit que peu attention.
En un geste léger de hochement de tête, elle approuva timidement leurs amicalités bruyantes et sourit brièvement. Puis de sa main droite, elle rajusta ses cheveux longs à ses oreilles et revint agripper fortement son précieux objet contre son torse.
Moi, je n’y pris aucunement part à cette comédie générale. J’étais assez occupée à déchiffrer celle qui arrivait pour la première fois et donnait à être correcte envers elle, autant que ses traits durs et méfiants ordonnaient de ne pas l’importuner. Et huit mois plus tard, rien de son caractère misanthrope ne s’était éclipsé.

Après tout ce temps, elle s’était directement confinée dans une solitude austère. À l’allure d’une personne effacée qui affecte des manières répétitives et mécaniques afin de ne pas transgresser sa démarche et ses principes internes. Faire ce qu’il faut pour ne pas transparaître vulnérable aux autres, accessible ou faible. Elle semblait ne pas vouloir créer une proximité qui la désarmerait et lui incomberait de se perdre in fine dans des discours conventionnellement hypocrites, comme c’était le cas ici.
Nous étions tous disciplinés à des conversations étroites qui débordaient en des anecdotes personnelles, ponctuées la plupart du temps de rires ironiques provenant de commentaires blessants. Solène ne se joignant jamais à cette camaraderie vache devenue usuelle, devint le centre de toutes les calomnies et ragots moralisateurs visés contre celle qu’on disait mégère. Son silence gênait, sa conduite simple et légère ennuyait, sa politesse vaine et formelle excédait péniblement ses interlocuteurs.

Rien n’est plus odieux qu’une expression de soi détachée et taciturne. Rien n’est mieux dénigré qu’une apparence réservée qui vous fait paraître hautain. Elle n’était pas hautaine ni n’avait d’ego prétentieux. Sa quiétude qu’elle réussissait à conserver si élégamment, lui imposait une routine si innée qu’elle semblait ne fournir aucun effort. Et pour couronner les innombrables reproches lui étant décernés, ses interventions brillantes et son travail méticuleux pris pour exemple achevèrent de la rendre définitivement indésirable aux yeux de tous.

Solène persévérait dans un mutisme calibré qui retentissait en écho frustrant envers ceux avec qui elle ne discutait que par obligation et nécessité. Et pour le coup, l’ambiance dans l’espace de coworking infusait les relents d’une offensive verbale où les taquineries fusaient à chaque seconde contre elle. Il n y avait plus de sursis dans leurs attaques, ils redoublaient d’invectives sur chaque détail de son physique, spécialement ses tenues d’apparat moyenâgeuses.
Les blagues salaces qui s’enquillaient ensuite, détaillaient les formes plates et inexistantes de cette pudique –soit-disant mal fourrée- qu’ils estimaient sûrement célibataire. Puis ces railleries au ton lubrique devinrent un acharnement de première mise et appréciée particulièrement contre Solène, qui sortait alors de ses gongs et fulminait sans formalités.
Car, là où elle parvenait à rester de marbre pour des moqueries sur son comportement condescendant ou son accoutrement de vieille mémé ringarde, elle ne supportait pas qu’on la charrie sur sa vie privée.

Ces commentaires crus sur une supposée femme coincée devenue rigide avec l’âge, attaquaient sa mine et la faisaient flancher de douleur. J’avais remarqué que ce dernier point lui retournait la flotte intestinale au point où elle se levait en catastrophe et allait dégueuler aux toilettes. Puis ne revenait qu’après un quart d’heure où son absence était félicité comme une victoire à leur échelle de bourreaux mesquins. Ces situations triomphantes sonnèrent comme le point d’ancrage de desseins plus perfides et performants. Ils savaient maintenant où diriger leurs flèches et faire mouche à coup sûr.

Je commençai à prendre en grande empathie cette jeune femme qui se mangeait les rafales de misogynie d’un groupe de mecs brusqués dans leur ego délaissé. C’était préférentiellement des collègues masculins qui lui dardaient leur méchanceté. Quoique les dames tout autant accablées de désobligeance par les hommes mais ébranlées par une nouvelle dont la conduite menaçait à tous les niveaux, n’étaient non plus en reste contre cette rivale qui arborait des airs supérieurs. J’étais la seule qui n’avait pas rejoint le rang des bâtards, en revanche je n’étais pas à féliciter pour mon silence couard. Il y’avait de quoi être fautive, complice dans l’inaction.

Je voyais Solène souffrir de plus en plus, sans chercher de soutien ni s’épancher sur son mal-être au manager et à la hiérarchie. Mais un après-midi qu’elle était restée au coin salubrité, je la rejoins dans les toilettes et la trouvai face au miroir, essuyant son visage mouillé d’eau avec un mouchoir personnel. Ses yeux bouffis et rouges prouvaient qu’elle avait longuement pleuré. Je la considérai du regard intensément et m’approchai pour lui toucher l’épaule.
Elle ne retira pas ma main et déposa plutôt la sienne par-dessus. Elle tourna ensuite la tête vers moi et sourit. On resta quelques minutes ainsi, sans dire mots, puis elle me demanda si je voulais bien prendre un verre chez elle en fin de soirée. Sa proposition soudaine était plus qu’inattendue, mon geste avait dû lui donner le confort de procéder à cette démarche dont la réponse lui tenait tendrement à cœur. Car son visage indiquait qu’elle se trouverait déçue si je refutais.
On était vendredi et je n’avais rien de prévu, j’acquiescai gentiment en hochant la tête et elle vint se jeter dans mes bras en signe de satisfaction. Je n’en revenais pas de tant d’humeur expressive en si peu de temps. Mais j’étais heureuse de lui être aimable et solidaire.

Ольга Солодилова via pexels

L’appartement de Solène était simple et bien rangé. On avoisinait les cinquante mètres carrés répartis en trois pièces distinctes qu’on apercevait d’emblée. Je m’installai sur le canapé du salon tandis qu’elle revint de la cuisine visible derrière un rideau à moitié tiré, avec deux verres et une bouteille de vin.
Je n’étais pas trop branchée alcool mais j’acceptai d’en boire par exception.
Elle me servit une petite portion à ma demande, et s’en versa une bonne coulée à contrario. Elle s’assit à côté de moi, but une première gorgée de son liquide et me fixa perplexe.
Puis posa la question que je sentais arriver :
-Pourquoi as-tu accepté de venir Marion ?
-Je te voyais très mal en point, et ça ne me dérange pas d’être là, lui répondis-je.
-Je pensais que tu ne m’aimais pas comme les autres.
-Je ne suis pas comme les autres, rétorquai-je, munie d’une voix tremblante qui s’affaiblissait à chaque note.
-Pourtant tu n’as rien dit, tu n’as jamais pris ma défense contre eux; m’accusa-t-elle sur un ton de reproche acerbe.

Je ne savais pas comment me justifier. Mais je devais le faire pour qu’elle comprenne ma position.
-Tu sais Solène, je suis passée par là moi aussi. J’ai subi le même accueil bouillonnant, les mêmes déflagrations d’injures ensuite, et sans aucun coude-à-coude de quiconque. Les plaintes adressées plus haut n’ont servi qu’à me ridiculiser en victime idéale.
Néanmoins, j’avais réussi à échapper à un harcèlement continu en les amadouant par des invitations fréquentes où mon portefeuille chiffrait lourdement. Et seulement alors, j’étais passée de grande cible à petite alliée. Sans pour autant obtenir une réjouissance totale, j’avais juste gagné un soulagement partiel nécessaire à préserver mon poste et ma santé mentale. Je ne pouvais pas risquer de te défendre ouvertement, je ne me sens pas les épaules robustes pour encaisser de nouveaux assauts.
Elle m’écouta avec attention, fixant son verre qu’elle serrait fortement, et en ingurgitant des gorgées de moins en moins espacées. À la fin de mon monologue, elle se tourna vers moi et sourit dans une tristesse infinie.
-T’es une gentille toi au fond, ça se voit. Moi j’ai eu un début de carrière plus compliquée que ça…

Et elle se mit à me conter les obscénités que lui avaient fait subir deux de ses anciens partenaires de travail, alors qu’il la raccompagnait à son ancien domicile. Deux vicelards qui avaient profité d’un afterwork trop arrosée, pour feindre une attitude de gentlemen en proposant de l’escorter dans leur véhicule.
Ils avaient longtemps roulé et avaient commencé à devenir agressifs quand Solène agitée se rendit compte du chemin qu’ils avaient dévoyé. Puis, ils s’étaient garés sur le bas côté dans un lieu sombre et désert, appliquant sur la jeune fille une force brutale pour la maintenir docile. Ils avaient ainsi pu s’en prendre à elle, brisant son innocence. Pour après leur méfait la jeter hors de l’engin, des bleus sur le visage et des traces de leur abus crade répandus partout sur le corps.
Une violence sans encombres. Une dignité déchirée. Une pureté volée. Elle, simple fille d’agriculteurs qui était fraîchement arrivée en ville avec toutes les ambitions nobles et l’insouciance profonde de son âme.

Elle me livra son histoire sans balbutier ni verser une larme, puis se leva et se dirigea dans la salle de bain. Sans explication. Du salon où je demeurai abasourdie, j’entendis l’eau du bain s’écouler et un gros plouf d’une étendue qui se déverse au sol. Elle venait d’entrer dans sa baignoire. Je tournai la tête et la vis à l’intérieur grâce à la porte entrouverte.
Dénudée et engouffrée dans l’eau jusqu’aux épaules, elle se tenait légèrement inclinée de dos, ses cheveux coincés en un chignon qui laissait voir sa nuque marquée d’une balafre disgracieuse. Elle avait conservé ses boucles d’oreilles et tenait toujours son verre de vin déjà à moitié vide.
Elle regardait droit devant elle, ses yeux une fois encore noyés dans le vide, se remémorant sûrement ses débuts cinglants dans le monde impitoyable et sexiste du travail.

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