Celles que je ne voudrais jamais être

Article : Celles que je ne voudrais jamais être
Crédit: Jean Louis Mazieres/Flickr/CC
7 mai 2021

Celles que je ne voudrais jamais être

Moi je suis différente. Je l’ai toujours été. Pour ma mère, c’est comme si j’étais une extraterrestre. Sentir son regard lourd de reproches et de culpabilité, c’était comme encaisser encore et encore, l’échec que je suis à ses yeux, et ceux de ma famille. C’était se remémorer sans le vouloir et avec une grimace me déformant les lèvres comme dans un rictus de douleur, les moments où j’étais prise entre plaire et être. J’avais choisi d’être et j’étais partie. Partie pour exister, pour vivre selon moi et mes convictions. Et dans ma famille aux réflexions primaires, cela a été le choc, l’attitude inacceptable, le comportement de trop. Les souvenirs d’une vie mal vécue, presque vécue et même non vécue auprès d’eux, s’estompent lentement de ma mémoire mais parfois me ramènent inévitablement à ces moments là, où j’étais faible et vulnérable.

Toute histoire commence un jour quelque part, sans présager des péripéties désastreuses qui la composeront. On aurait alors souhaité qu’il n’y ait absolument aucune histoire, et donc pas de situation malheureuse et tant pis pour les probables fin heureuses. On aurait voulu des évènements identiques du début à la fin. À défaut d’avoir une vie mouvementée tant souhaitée des autres, j’aurais voulu cette monotonie tant redoutée où toutes les étapes de l’histoire se confondent, où il n’y’a aucune supplique pour de jours meilleurs, aucune heure passée à se morfondre.

La mienne d’histoire débute à mes treize ans où je vivais déguisée, camouflée, incapable de moufter. Prendre conscience des choses qui ne vont pas et en faire la remarque, c’est parfois aller à l’encontre de ce que la majorité semble croire juste, correct, évident. Seulement parce qu’ils ont la majorité et que forcément, ils ont raison. Quelque chose n’allait pas chez nous, et ils m’ont fait croire que c’était chez moi que rien n’allait. En bon enfant, j’ai vite ajusté mes pensées aux leurs, du moins partiellement, et revêtit le masque qu’il voulait tous que j’enfile et que portait déjà ma mère.

C’était le masque de la bonne femme d’intérieur soumise et affectueuse. Pour ma mère, ça n’était même plus un masque. Ça s’adaptait tellement bien à sa peau, à tout son être, ça s’emboitait à son âme. La parfaite ménagère qui s’occupe des courses, des tâches ménagères, et qui ne s’encombre pas de donner son opinion inintéressant d’ailleurs, aux sujets de famille préoccupants. Servir de bons repas bien élaborés était le seul exploit auquel ses compétences la rattachaient, les seuls trucs importants pour lesquels elle plaisait. Et ça, elle en était si fière que ça m’écœurait. Voire ce sourire niais sur son visage quand mon père lui faisait un pathétique compliment sur sa cuisine, c’était insupportable. Elle savait que ça me répugnait et dans ces moments là, elle me lançait un regard mi-honteux, mi-cynique qui disait :  »Marie-jeanne, toi aussi dans quelques années tu seras là, à ma place. C’est ainsi que le monde est fait et ce ne sont pas tes airs de fille effarouchée à l’âme révoltée qui vont le changer ».

Je comprenais qu’elle l’avait accepté ce destin, comme sa mère, sa grand mère et toutes les femmes de son ascendance. Et elle voulait que je l’accepte aussi, sans protester. Le pire c’était quand elle se faisait frapper pour une chemise mal repassée, ou un drap mal rangé et qu’elle pensait le mériter. Oh combien j’ai essayé de lui dire, de lui faire comprendre que c’était injuste. Et pourtant chacune de mes phrases la poussait à me haïr davantage pour ce que j’énonçais. Chaque situation que je remettais en question sur le comportement de papa avec elles et sur celui de mes frères avec moi, la mettait dans une colère inimaginable. Au point où je suis passée de la petite fille chérie à l’adolescente monstrueuse et haïe.

Mon père me regardait comme un objet, tout ce qu’il savait faire, c’est ordonner de rester dans ma chambre ou d’aider ma mère en cuisine pendant que mes frères posaient sur le divan devant la télé. Pas une fois il ne leur a demandé d’aider maman. Ça n’était pas fait pour les garçons de toute façon. Ni le ménage, ni la cuisine, ni les travaux d’aiguille, ça aurait été trop dégradant, trop humiliant pour eux. Comme si ça ne l’était pas pour nous. Où était bien la différence ? Ne possédait-il pas deux bras et deux jambes ? J’étais malade devant ce spectacle et de me voir ainsi incapable de réagir, prisonnière de ma propre famille et de leur principe de vie loin de l’équité.

Je voulais m’enfuir, mais où aller ? Mes oncles et tantes avaient la même pensée, les mêmes enseignements débiles et discriminants. Je me suis mise à écrire pour dire ma frustration. Se plonger dans la littérature, s’indigner devant l’injustice de la terre, l’absurdité de sa mère. S’implémenter dans le cerveau des écritures : écriture audacieuse, écriture fougueuse, écriture consciencieuse, écriture furieuse. C’était cela, mon offensive, mon rempart, pour survivre et essayer de ne pas plier. Pour me contenir, moi l’inadaptée, la marginale, l’indocile.

Au lycée, le pire (et aussi le plus beau) est arrivé. Le moment où les premiers émois de l’adolescence vous submergent, où l’amour vous aveugle et vous recouvre de chaleur et de bien être. Sophie était mon nouveau chamboulement, mon exutoire. On se comprenait sans rien dire, nos jeux de regard parlaient pour nous. L’amour nous unissait et on n’avait pas peur. Ni de l’étrangeté de la chose, ni de la déconvenue pour les autres. C’était elle et moi contre le reste du monde.
Elle était à la maison les trois quart du temps, personne ne se doutait de ce qui nous liait véritablement, comme si dans leur cerveau étriqué il n’envisageait pas cette éventualité. Cela m’arrangeait. Cela a duré trois ans. Trois longues années à vivre dans l’ombre de ma famille, de mes pensées. S’éduquer à plaire, faire semblant d’être la fille qu’ils voulaient, se dire que ça finira un jour. À méditer sur un sort plus favorable.

Après la remise du bac, je savais exactement ce qu’il me restait à faire. J’avais passé ces trois dernières années à patienter pour ce moment. Sans une once d’hésitation, je leur ai tout avoué : mon désir de m’éloigner définitivement d’eux, ainsi que la véritable raison de la présence de Sophie. Ça été pour eux l’humiliation, le défaut de trop : ils ont pensé que j’étais complètement détraquée. La rupture était définitive, la limite atteinte. Penser que j’osais leur tenir tête et en plus que j’étais comme ces dépravés qui se mélangent sans considération catholique leur a été fatale. Je revois leurs yeux sur moi, furieux, fébriles, mais soulagés d’avoir une bonne raison de se débarrasser enfin de moi. Tiraillés par contre par les remords et l’insatisfaction de ne pas avoir pu me façonner à leur guise, d’avoir raté l’occasion de produire une autre poupée conforme à toutes celles de notre famille, et même de cette société. J’étais enfin libre, seule mais libre.

Je n’aurais pas supporté une seconde de plus à vivre pour d’autres, cela aurait été m’abrutir dans le chaos de l’illusion. Aujourd’hui, je ressens un vent de liberté qui souffle sur mes pensées, je suis sobre et bien lucide, extirpée d’une vie d’ivresse et d’endoctrinement. L’instant présent s’offre à moi dans toute sa créativité. J’essaie de reconstruire ce qui a été brisé de plus juste en moi, car jamais je n’aurais été ces femmes. Celles qui se donnent corps et âmes pour leurs maris, celles qui enfantent pour leurs familles, celles qui enfilent leur destinée préfabriquée et passent au travers de leurs libertés. Celles qui se laissent asservir sans réagir au nom d’un pseudo confort, d’un pseudo bonheur. Toutes ces femmes inconsciemment malheureuses qui ne réalisent jamais rien pour elles, celles que je ne voudrais jamais être.

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