Au delà du genre

Article : Au delà du genre
Crédit: Miguel.discart/Flickr/cc
19 février 2022

Au delà du genre

Automne 2020, il y’a exactement deux ans j’étais ici dans ce pays, cette ville, avec elle. Allongée sur le matelas de cette chambre d’hôtel en plein centre ville de Paris, je ressasse les évènements qui ont précédé notre rencontre et ont ponctué notre histoire. Bonne fortune ou destin ombrageux? Impossible de décrire le contexte, de poser des mots justes sur cette idylle injustement abrégée. Des images d’elle me martèlent l’esprit avec une cruelle envie de me faire ne pas l’oublier. Cette chère Elodie, aux traits si farouches et tendres à la fois, qui a su dompter ma timidité et ma nature maussade et réservée. Des bribes de conversations éculées me reviennent en mémoire, moments heureux où tout paraissait simple et accessible, où je découvrais la douceur du mot bonheur…


Il s’agit là de mes pensées les plus secrètes en ce qui la concerne, du pouvoir saisissant d’une personne, de l’emprise d’un être sur un autre. Discrètement, dans l’ombre d’une nouvelle amitié, se confectionnait la douce parure de mes penchants les plus purs et improbables alors jamais ressenti à ce jour. Au début, il ne s’agissait pas d’amour, mais de fascination, d’admiration, de désir d’être regardée, vue, sur un tout autre angle que je ne percevais pas encore. Tout etait plongé dans l’abysse de l’amitié, sentiment noble mais trop peu violent pour satisfaire ma curiosité naissante, trop pressante. Il aura fallu que je remporte ce prix pour enfin plonger dans les tumultes des lois infondées de l’attraction. Tout aurait été plus ordinaire, plus habituel, et surtout moins caligineux si je ne l’avais pas rencontrée, si mon livre avait été jeté dans le caveau des inintéressants. À présent, je ressens chaque jour une grande peine, et une frustration corrosive de l’avoir perdue.


Passionnée de livres, je devorais chaque soir des textes de Hardy, des sœurs Brontë, et de la célèbre Austen. Il m’arrivait de m’évader en pensant à une autre vie, celle d’une écrivaine où j’aurais pu déployer mes talents à peindre des mots sur du papier blanc pour exprimer mes tourments et ceux des autres, similaires. Comment j’ai découvert ce concours d’écriture sur internet ? Je ne m’en souviens plus pour dire vrai. Il était question d’écrire un texte sur une thématique poignante de la société actuelle. Connaissant mes goûts prononcés pour l’aide aux minorités, étant une féministe même si pas très ouvertement engagée, un récit est né de mes idéaux et de mes luttes mal portées. Il a remporté le premier prix avec tous les éloges et félicitations du jury et même été choisi comme coup de coeur par l’un des membres. Parmi ce jury composé de férus de littérature de tout l’occident, je découvris qui avait émis ce petit plus à mon texte: c’était elle, Elodie. Un voyage s’organisa: départ pour la France, contrat d’édition, publication en vue. J’étais excitée et assez effrayée. Je n’avais jamais quitté jusque là le quai de la monotonie la plus accablante. Une nouvelle aventure s’annonçait avec ses vicissitudes. Durant le trajet en avion, je regardais des images d’elle sur la toile, des interviews, des apparitions en public. Tout chez elle m’émerveillait, du son de sa voix tranquille et imposante, à ses gestes précis et inconscients du pouvoir de persuasion qu’ils procuraient. Elle était vraiment belle, il n’y’avait pas de mot plus frugale et plus juste pour la qualifier. Je finis par m’endormir devant son image en espérant vivement que ses traits en réalité dépasseraient là mes attentes les plus incertaines.


A l’arrivée, deux hommes vinrent m’accueillir, pas de femmes avec eux, donc pas d’Élodie. Ils me conduisirent à un hôtel d’où l’on devait rejoindre plus tard la fameuse maison d’édition où je devais être publiée. Élodie y était éditrice. Deux heures plus tard, les deux hommes, Antoine et Corentin revinrent pour m’amener dîner, il était tard et l’atelier d’édition était déjà clos. J’étais assez déçue car je ne la verrai que demain je croyais. A l’entrée du restaurant quand on descendit de voiture, il y’avait deux femmes qui attendaient et nous firent signe de la main. Plus je me rapprochais, plus je sentais familier le visage de l’une d’elle. Comme un visage que vous auriez connu dans le passé qui vous apparaîtrait subitement trouble et métamorphosé. Elle me prit dans ses bras immédiatement, sans gêne et me fit une bise sur la joue avec une tendresse infinie, c’était Elodie. Elle était là, devant moi. Je la reconnus tout de suite, plus réelle et invraisemblable que dans mon imagination. Je ne pus lui répondre. Elle était magnifique dans sa robe de velours à longue manche qui mettait en valeur ses formes parfaites et sa taille mince. Ses cheveux lâchés, d’un châtain assez blafard ondoyaient pourtant dans la pénombre. Elle avait au pied des talons aiguilles qui n’accentuaient là que son élégance naturelle. Elle ne portait pas de maquillage, ni de boucles d’oreilles ce qui me plu énormément. C’était la première fois que je me prenais à détailler une femme avec plus de pensées et jugements que nécessaire. Je n’étais pas consciente à ce moment des tournures que prendraient les évènements à cause de ces seules pensées naissantes qui je crois auraient dû être assourdies.
Je la fixe du regard et ce qui n’a pas l’air de la désarmer, elle est assise en face avec l’autre femme et les deux hommes sont à côté de moi. Ils parlent tous beaucoup et elle posément, elle m’explique ce qui lui a plu dans mon texte: mon engagement dans mes écrits et la violence des propos dont je fais part avec subtilité. Je ne l’écoute pas à vrai dire, je suis bercée par le son de sa voix. Sa bouche remue lentement quand elle déglutit le verre de vin qu’elle ingurgite à intervalles réguliers. Je parle peu, je suis intimidée et ils le sentent tous. Ils me parlent comme à une enfant pourtant j’ai 26 ans même si j’en paraîs 19. Ils sont tous plus âgés. Élodie, après vérification sur le web, a 14 ans de plus que moi. Ce qui ne se remarque pas réellement. Aucune ride perceptible sur son visage n’est venue balafrer cet édifice. Ensuite elle m’explique comment ça va se passer pour la publication; la correction du manuscrit, le choix de la prémiere de couverture puis de la quatrième et pleins d’autres étapes nécessaires à la vie du roman. Elle mentionne bien que je serai présente à chaque étape et qu’ils seront là pour me guider. Et aussi le plus important, qu’elle travaillera quelques fois avec moi particulièrement. À ces mots j’ai comme un pincement de joie dans le coeur. Exaltation et appréhension mêlées. L’idée de me retrouver seule à seule avec elle m’enchante au plus haut point, et mon impatience m’alarme, non d’un danger mais d’un sentiment sourd et inconnu.


Des semaines passent, je travaille sur le manuscrit avec les membres de la maison, jamais avec Élo toute seule. On s’entend tous déjà très bien et je me plais beaucoup à Paris. L’ambiance à l’atelier est séreine et exempte d’animosité. Entre deux moments de travail, on profite pour se promener et ils me font découvrir les rues, les bars, les ambiances les plus hardies. Je me lâche un peu, je deviens plus assurée et moins repliée sur moi. Je converse plus, mais toujours pas de tête à tête avec Élo. Je commence à me languir. Le soir dans mon lit, je pense à nos journées, ses mots, ses rires, sa petite tâche dans le cou qui s’élargit quand elle se tord de fatigue.


Un soir, le moment tant voulu se manifeste. Elle m’invite chez elle pour travailler parce qu’elle ne pourra pas passer à l’atelier. Elle vit seule dans un grand appartement dans le 3e, c’est très chaleureux chez elle et bien rangé. J’aperçois une paire de chaussures d’hommes vers un recoin, peut être a-t-elle un mari? ou un petit ami? Je ne sais rien de ses amours évidemment. On est pas assez proches pour en parler et je n’aurais rien à dire en retour en plus. Je n’ai jamais eu aucune expérience. Elle me sert un verre, oui j’ai commencé à m’adapter un peu à l’alcool et je le supporte déjà. Elle s’installe sur le sofa avec des livres en main et une ébauche du mien. Elle m’intime de la rejoindre près d’elle, je suis assez mal à l’aise mais je m’exécute. Elle dégage un parfum de lavande et d’une eau de toilette exquise. Elle sort probablement de son bain. Elle parle beaucoup, des passages à rectifier, des mots à corriger, du sens un peu ambigu et inadéquat de certaines de mes phrases. Je l’entend parler sans rien écouter comme d’habitude. Je me laisse porter par le son de sa voix. Je me prend à rêver, vivant ensemble, étant les meilleures amies du monde, moi écrivant des romans à succès et elle les publiant. Une vie parfaite. J’observe sa bouche, elle ne porte pas de rouge à lèvres, ces dernières paraissent douces. Qu’est ce qui m’arrive? Une envie soudaine de l’embrasser me traverse l’esprit pour la première fois. Sans penser un instant qu’elle le prendrait peut être mal, nous sommes deux femmes quand même. Et cette réalité m’avait échappé jusqu’à présent…
Je reviens à moi quand elle m’extirpe de mes délires et me propose de passer à table. On dîne calmement, des pâtes carbonara. Elle me demande soudain pourquoi une jolie jeune fille comme moi n’a pas de petit copain ? Je ne lui ai jamais dit cela. Elle essaie de se renseigner sur ma vie amoureuse alors? Ça m’enchante. Je lui répond sans réserve. Elle est étonnée de mon inexpérience. Je m’attend à ce qu’elle parle d’elle en retour, mais elle persiste sur ma vie sentimentale. Mais moi je pense à elle. Je prétexte un malaise et rentre à l’hôtel. J’ai besoin d’être seule.
D’autres rencontres ont eu lieu chez elle, sans rien de précis, toujours du travail et de l’acharnement à peaufiner chaque détail. On est de plus en plus proches mais pas comme je le voudrais. Mes inhibitions sont levées depuis, le fait d’être une femme n’est en rien un frein, je la veux pour moi. L’affirmation de ce désir dans mon esprit apparaît comme une évangile prête a être entendue.


Une énième rencontre où je décide que les choses devraient avancer, elle devra me voir comme je la vois. Elle a éveillé les aspects rebelle et libre de mon être. Elle est là, assise, et trônant majestueusement dans ce canapé. Elle relit un bout de mon texte, calme et imperturbable. Je m’approche d’elle, lentement, avec toute la force de ma volonté, je lui retire ses lunettes de lecture, et lui déclare avec candeur sa beauté enivrante et mon irrépressible attirance pour elle. Je l’embrasse. Elle ne me rejette pas, mais ne me rend non plus mon baiser. Ses yeux sont fermés, et les miens grands ouverts. Je veux tout voir, tout contempler d’elle. Tout ressentir de cet instant savoureux qui semble être fantasmagorique. Elle se redresse soudain du canapé et prend le dessus, elle me rend passion pour passion. Je reste hagarde devant sa subite prise de position, et espère intérieurement à un désir partagé. Elle se détache de notre étreinte et me caresse la joue.
-Tu es vraiment une adorable personne Romane, me lance t-elle.
Je suis tellement émue que je donne des petits baisers sur sa main appuyée contre ma joue. Elle sourit et me prend dans ses bras. Je pensais déjà atteindre une plénitude par ses seules paroles quand elle déclara en plus, être tombée amoureuse de moi. Pour seule réponse, je me jetai sur elle et cette fois, la réciprocité de notre amour vint combler l’attente de nos deux corps enlacés. Cette nuit, je découvris pour la première fois l’amour, un amour impromptu, pudique et véritable.

Les jours qui suivirent devinrent plus electiques. Élodie et moi c’est la fusion absolue, des gestes qui se répondent, des phrases qui se joignent, des pensées qui se mêlent, des joies qui se perpétuent. Élodie et moi, c’était le destin. Jamais, au grand jamais, je n’aurai pensé trouver l’amour dans ces rangs là. Une personne de la même condition que moi. Sa personnalité m’avait séduite et mes incertitudes s’étaient brutalement brisées. Une envie irrésistible de demeurer à Paris s’était emparée de moi, rester avec Elodie, pour toujours. Me réveiller chaque jour près d’elle, consolider une relation durable et pleine d’amour. Tout me paraissait possible, elle m’aimait et moi aussi. Elle me l’avait avoué et moi aussi. Tout s’accordait et semblait donner une issue à notre amour.

J’étais heureuse ces derniers mois, du moins jusqu’à ce fameux jour. On était installées sur une terasse d’un restaurant, Élodie assise en face de moi, le lieu était bondé d’enfants et d’adultes de tout âge. On bavardait tranquillement en profitant de la fraîcheur du mois d’octobre. Élodie me prit la main et la caressa tendrement. Ce geste d’affection elle l’avait souvent eu quand on était ensemble, dans des lieux clos. C’était la première fois en public. Je sentais des regards qui nous étaient lancés discrètement et des murmures sur nous et cette façon trop intime de nous tenir mais je ne fis pas attention longtemps. Élodie ne semblait pas constater ce qu’il se passait autour, elle était fixée sur nous. Plus rien n’existait pour elle. On poursuivit la discussion, Elodie ne lâchant pas ma main, la resserrant encore plus fort. Un moment, elle se pencha subitement vers moi et m’embrassa tendrement, sur la bouche. Surprise par ce geste, je la repoussai en jetant des regards autour de moi, affolée et terrorisée. Je me levai en trombe et quittai immédiatement le restaurant la laissant dans une incompréhension totale. C’est à ce moment que je pris conscience d’une chose: j’avais peur de cet amour apparemment dévoyé et que je considérais noble uniquement en secret. J’étais lâche. J’aimais Elodie pourtant, mais la société d’où je venais n’était pas comme ça, ne permettait pas cela. Et toutes les sociétés d’ailleurs. Je voulais l’aimer mais ne pouvait m’affranchir du regard des autres. Je voulais l’aimer mais j’avais peur d’être jugée, méprisée, honnie. Et ce sentiment prenait trop de pas et d’espace dans mon cœur. J’ai abandonné… J’ai décidé de ne plus la revoir jusqu’à la sortie du livre. Elle ne voulut même pas savoir pourquoi, elle s’en était rendu compte. Juste après la promotion du livre, on se revit pour la dernière fois. Nos regards tremblants se croiserent, dans lesquels on pouvait lire toute la tristesse du monde.

Deux ans après, je me demande toujours ce qui ce serait passé si j’avais eu la bravoure d’affronter les autres, de revendiquer cet amour. Aujourd’hui, je suis plus libre de mes actes et de mes pensées. Et je regrette de ne pas l’avoir été à ce moment. La mémoire de cette époque fait ressurgir la douleur que j’ai de vivre dans cette société farouchement figée dans un cocon hétéronormé. Neanmoins Élodie fut le déclic d’une remise en question cruciale, parce qu’on s’était aimées un instant, au delà du genre.

 
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